Les enfants de Marx et de Coca-cola
Masculin féminin (1966) de Jean-Luc Godard avec Jean-Pierre Léaud, Chantal Goya, Marlène Jobert, Catherine-Isabelle Duport,
A tous ceux qui se sont pâmés devant Dans Paris ou les chansons d’amour, je ne saurais trop conseiller de (re)voir Masculin féminin, le film de Godard qu’Honoré a allègrement pillé en réalisant ses deux navets. Rien de mieux pour comprendre la différence qu’il existe entre un vrai créateur de formes, capable par sa mise en scène de comprendre le mouvement de son époque et un poseur se contentant d’exhiber ses tics les plus branchouilles.
Du Godard des années 60, on a dit que les films pouvaient se diviser en deux catégories : ceux où le montage prime sur la narration (par exemple, A bout de souffle ou Une femme est une femme. C’est l’école Eisenstein) et ceux où il privilégie le plan-séquence et l’approche « documentaire » de ses sujets (école Rossellini comme dans le merveilleux Vivre sa vie ou dans Le mépris).
Après le sommet poétique et lyrique que constituait Pierrot le fou, Godard tourne en noir et blanc Masculin féminin qui relève de la deuxième catégorie. A travers « 15 faits précis », Godard dresse un tableau assez unique de la jeunesse du milieu des années 60 (le film se déroule en décembre 1965), de ces « enfants de Marx et de coca-cola » ballottés entre les attraits de la société de consommation et le désir d’une autre vie, d’un engagement politique.
Plutôt que de vous livrer une critique académique du film qui ne ferait que répéter (de manière sans doute moins habile) toutes les analyses que j’ai pu lire sur le cinéma de Godard ; je me contente de vous énumérer 15 bonnes raisons pour lesquelles il faut (re)découvrir Masculin féminin.
1 : Pour cette manière qu’a Godard de parvenir à décoller du masque fictionnel de ses personnages des vérités documentaires. Paul, Madeleine et Elisabeth sont des personnages de fiction mais ce que saisit le cinéaste, c’est une certaine vérité de la jeunesse parisienne des années 60. C’est également la fiction qui permet d’individualiser les personnages et de ne pas sombrer dans la sécheresse sociologique et de préserver une véritable émotion.
2 : Pour les cafés parisiens que hantent nos jeunes gens. Les flippers, les juke-boxes et les Vittel cassis de Paul, c’est vraiment toute une époque !
3 : Pour Brigitte Bardot qui répète un texte avec Antoine Bourseiller. Dans un café également…
4 : Pour cette phrase : « -tu as remarqué, dans « masculin », il y a « masque » et « cul » ! « -et dans féminin ? « « -dans féminin, il n’y a rien ! »
5 : Pour la dimension politique du film. Les garçons sont ici beaucoup plus politisés que les filles et réfléchissent à la possibilité d’une révolution (nous sommes, quand même, deux ans avant 68). C’est également l’époque de la guerre au Viêt-Nam et de la mobilisation de l’opinion internationale contre la barbarie des yankees. Masculin féminin restitue à merveille ce que je suppose être l’état d’esprit d’une époque…
6 : Pour le « US go home » scandé par Robert et Paul après que ce dernier ait tagué la voiture diplomatique américaine d’un roboratif “Paix au Viêt-Nam ».
7 : Pour la déclaration d’amour que Paul grave sur un 45 tours (on pouvait graver sa voix sur disque dans les années 60 !) pour l’offrir à Madeleine (Chantal Goya)
8 : Pour la manière dont Godard porte un regard sans concession sur la bêtise des années « yé-yé » avec ces midinettes rêvant d’enregistrer un disque ou avouant fièrement leur goût pour le Pepsi-Cola.
9 : Pour la cruauté de la scène où Godard filme Chantal Goya dans un studio d’enregistrement en prenant soin de n’écouter que la voix déficiente de la chanteuse alors que la musique d’accompagnement s’est éteinte.
10 : Pour l’entretien avec « Mademoiselle 19 ans », autre grand moment cruel et très drôle où la jeune fille est désarçonnée par les questions de Paul sur l’avenir du socialisme ou la régulation des naissances. Masculin féminin aborde frontalement le thème de la sexualité (si le film est d’une chasteté totale, n’oublions pas qu’il fut interdit au moins de 18 ans à sa sortie) et il est beaucoup question de la pilule. Par cet interview d’une ancêtre de nos « Miss », Godard filme un « pur produit de consommation » et pointe dès cette époque la contradiction entre la « liberté » qu’apporte la société de consommation (liberté de parler de sexualité, liberté d’une femme qui se veut « indépendante »…) et la manière dont elle conditionne les individus (la jeune fille est incapable de citer un lieu où se déroule une guerre…)
11 : Pour la beauté de certains plans de Paris, intercalés entre deux séquences et agrémentés de voix-off mélancoliques qui m’ont fait songer à l’un des chefs-d’œuvre de Debord : Sur le passages de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps.
« Donnez-nous la télévision et le loto, mais délivrez-nous de la liberté ! »
13 : Pour les gags idiots et absurdes dont est parsemé le film : Paul se met, au sens propre, à la place d’un client du bar, commande une voiture diplomatique au Ministère de la guerre (qui arrive, bien entendu, en grandes pompes) ; une femme tue sont mari en pleine rue, un homme se suicide… Pour les joutes verbales entre ces jeunes et ce moment où ils cherchent le plus de synonymes possibles au mot « cul » (valseur, joufflu…).
14 : Pour le joli minois de Catherine-Isabelle Duport et les tâches de rousseur de Marlène Jobert. Pour le jeu aérien et imprévisible du génial histrion Jean-Pierre Léaud.
15 : Pour le plan final sur Chantal Goya. Le film s’achève sur la disparition du masculin au profit du féminin. Elle est enceinte. Que va-t-elle faire de cet enfant et du monde nouveau en train de naître ? Marx ou Coca-cola ?
« J’hésite… J’hésite »