Eloge de la Foi
Breaking the waves (1996) de Lars Von Trier avec Emily Watson, Katrin Cartlidge, Jean-Marc Barr
Et si Lars von Trier était notre nouveau Kubrick ? Ne hurlez pas ! Je sais pertinemment que ces deux cinéastes ont des styles diamétralement opposés : Kubrick, c’est l’architecte méticuleux, le formaliste suprême alors que le trublion danois est un iconoclaste pur jus. Mais tout deux fonctionnent un peu de la même manière, en s’imposant des contraintes et en tentant de les surmonter. Kubrick s’est, au cours de sa carrière, attaqué à différents genres (la SF avec 2001, le film à costumes avec Barry Lyndon, le film de guerre avec Full metal jacket ou encore l’horreur avec Shining) pour tenter à chaque fois de réaliser le film « ultime », celui après lequel il paraîtra impossible de se coltiner au genre.
Lars Von Trier aime lui aussi la contrainte (quand ce n’est pas celle du film de genre comme dans The kingdom, il s’en trouve lui-même : le Dogme, le montage aléatoire de The direktor, les cinq « obstructions » de The five obstructions…) mais elle lui sert moins à graver dans le marbre ses films qu’à piétiner les us et coutumes traditionnels du cinéma.
Breaking the waves, sur le papier, c’est l’archétype du mélo hollywoodien comme Sirk savait si bien les faire. A l’écran, ça devient quelque chose de complètement inédit et, pour tout dire, d’assez époustouflant (c’est au moins la troisième fois que je vois ce film et je ne m’en lasse pas !)
Tout est question de croyance chez Lars Von Trier et voilà donc venu le moment d’expliciter le titre qui pourra peut-être surprendre les aimables lecteurs qui me suivent depuis un certain temps. Ceux-ci savent déjà que je n’ai guère d’appétence pour les religions et que je suis même rigoureusement athée. Et pourtant, même en m’étant débarrassé du cadavre de Dieu, je dois admettre qu’il doit subsister en moi un certain esprit religieux car rien ne me touche plus que l’idéalisme de Breaking the waves. C’est un film extrême, épris d’absolu et il n’y rien de plus beau que cette quête d’Absolu qu’il nous faut placer dans l’art ou dans l’amour (pas dans la politique ou les religions-je mets bien entendu la laïque dans le tas !- : c’est trop vulgaire et partagé par un trop grand nombre d’abrutis !). C’est cet Absolu qui nous console de la médiocrité du juste-milieu, de la tiédeur des consensus mous, de l’horreur des diktats des différentes majorités.
Et le film de Lars von Trier, c’est exactement ça ! Il fait à peu près tout ce qu’il ne faut pas en terme de règles de grammaire cinématographique : il filme en scope, caméra à l’épaule, un drame intimiste ; les raccords sont souvent hasardeux, le point n’est pas toujours fait sur certains plans, la photographie est volontairement très pauvre et la lumière naturelle n’arrange pas les choses… Et pourtant, tout passe grâce à la croyance du cinéaste dans son film, dans cette incroyable énergie qu’il transmet au spectateur pour le faire adhérer à son mélodrame.
C’est également le thème du film : comment une Foi indécrottable (celle de l’héroïne, Bess) parvient à déplacer les montagnes et à accomplir un miracle. Comment cette petite bonne femme, ravie mystique d’une force incroyable (a-t-on, depuis, vu plus beau personnage féminin ? Lorsqu’elle se sacrifie corps et âme pour Jan, Lars Von Trier parvient presque à donner un équivalent cinématographique à la Véronique de Léon Bloy qui se cassait les dents pour ne plus plaire à Marchenoir), incarnée par une Emily Watson absolument fabuleuse, totalement habitée par son personnage ; parvient à venir à bout de l’austérité puritaine de la communauté protestante du village. C’est l’image même de la lumière de l’Amour qui illumine soudain la grisaille des imbéciles conventions. Le calvaire de Bess (l’image où elle est brimée par d’affreux gamins qui la traitent de putain en lui lançant des cailloux m’a fait songer aux meilleurs moments du cinéma de Bresson) est un geste de pure croyance, une foi pure dans un Amour capable de guérir tous les maux.
C’est de cette croyance (dans le cinéma, dans l’amour) que naît l’incroyable émotion qui nous submerge à la vue de ce film. Ce qui m’a frappé en le revoyant, c’est que Lars von Trier parvient, sur un sujet assez « lourd » et casse-gueule, à ne jamais être putassier. Il ne choisit jamais la facilité pour tenter de tirer des larmes.
Prenons par exemple ce scénario classique de ce que le Dr Devo appelle fort justement le « film de maladie » (qui est presque un genre en-soi). L’histoire est désormais connue : alors qu’ils viennent de se marier, Bess et Jan se voient rapidement « séparés » dans la mesure où un terrible accident sur une plate-forme maritime a rendu l’homme paralysé. Avec une pareille situation, Lars von Trier aurait parfaitement pu jouer la carte de l’apitoiement et des larmes de crocodiles pour ces pauvres victimes. Eh bien, il fait le contraire : paralysé, Jan devient infect et pervers puisqu’il pousse la pauvre Bess dans les bras d’autres hommes afin qu’elle lui raconte ses frasques sexuelles (on sait qu’il cherche à l’éloigner de lui pour qu’elle ne se complaise pas dans son rôle de sainte soignante).
De la même manière, le « miracle » final n’est absolument pas monté en épingle comme un suspense racoleur (pendant que l’une meurt, l’autre revit…) mais le résultat d’une ellipse assez magistrale.
L’émotion surgit donc de là où on ne l’attendait pas, dans cette manière incroyablement généreuse qu’a le cinéaste d’accompagner son héroïne jusqu’au bout de sa destinée. On a souvent qualifié Lars Von Trier de petit malin cynique or c’est l’inverse ici : il fait preuve d’une compassion extrême pour Bess qui lui permet de tout oser.
Car je le redis, Breaking the waves est un film extrême qui prend tous les risques, même celui de sombrer dans le ridicule. On est sur le fil du rasoir dans ces moments où Bess dialogue avec Dieu ou quand Von Trier ose un plan final que je n’aime pas trop. Mais ça passe et c’est bouleversant.
Et comme le but de l’Art, c’est d’être dépassé et réalisé dans la « vie », on se dit que nos histoires d’amour doivent absolument être aussi intenses et entières que celle qui lie Bess et Jan.
Moins tragiques, si possible, mais non moins absolues…