Quadrille (1937) de et avec Sacha Guitry et Jacqueline Delubac, Gaby Morlay, Pauline Carton

 

Vous avez du vous rendre compte qu’il est difficile d’échapper à Guitry en ce moment. Pour le cinquantième anniversaire de sa mort, on met les petits plats dans les grands : pièces remontées avec des vedettes (les Brasseur père et fils), réédition de son théâtre, rétrospective de ses films à la cinémathèque et petit cycle dédié au cinéaste sur Cinécinéma Classic sans parler de tous les livres qui sortent sur le maître. Comme toujours lors de commémorations célébrées en grandes pompes, on frise l’indigestion. Mais après tout, depuis la disparition du ciné-club de Claude-Jean Philippe, depuis combien de temps une chaîne de télévision n’avait-elle pas diffusée un de ses films ? Cela ne fait donc pas de mal de se replonger dans l’œuvre d’un très grand cinéaste, trop souvent disqualifiée par l’étiquette infâmante de « théâtre filmé ». Or les choses sont bien plus compliquées que cela.

Je crois que c’est Serge Daney qui disait, avec raison, qu’une simple attention aux voix et au travail sur le son permettait de distinguer les bons et mauvais films français des années 30-50. Par opposition aux cinéastes de « qualité », uniquement soucieux de filmer du dialogue truffé de bons mots déclamés sur le ton des sociétaires de la Comédie-Française, les cinéastes importants sont ceux qui ont travaillé la voix et se sont éloignés de la convention théâtrale par la raréfaction de la parole (Bresson, Tati, Melville…), par une volonté d’approcher un certain « naturel » dans le ton et le débit (Renoir, Becker, Grémillon…) ou, au contraire, en prenant le théâtre de vitesse par l’abondance de cette parole (Pagnol, Guitry…).

Je sais ce que vous allez me dire : si le cinéma de Guitry n’est pas théâtral, moi je suis le pape ! Je suis d’accord mais c’est du théâtre (ses films sont la plupart du temps des adaptations de ses propres pièces) pensé en termes cinématographiques. Il ne s’agit jamais pour l’auteur de masquer les origines théâtrales de ses films et encore moins de faire passer tout cela pour le Réel (comme avec cet escroquerie du « réalisme poétique » ou le pseudo naturalisme glauque des cinéastes de la « Qualité Française ») mais d’imaginer toutes les manières possibles de filmer la parole. C’est par l’excès théâtral et cette manière qu’il a d’occuper tous les plans (c’est vraiment un auteur complet) que Guitry parvient à retrouver le cinéma.

Dans le genre, Quadrille est peut-être moins révélateur que l’excellent Roman d’un tricheur mais il est caractéristique de la manière du cinéaste. Sur le papier, c’est un simple vaudeville mondain (tandis que l’actrice incarnée par Gaby Morlay tombe sous le charme d’un lover hollywoodien et fait cocu son fiancé Guitry, ce dernier se console dans les bras d’une jolie journaliste interprétée par la pétillante Jacqueline Delubac) mais à l’image, ça devient un virevoltant chassé-croisé amoureux, plein d’esprit et de malice.

Si le film s’appelle Quadrille, c’est en raison des quiproquos qui naissent entre les quatre personnages principaux mais c’est également en clin d’œil à la danse du même nom. Par le rythme du montage (même si de longs plans fixes peuvent permettre au flot de la parole de se déverser), des déplacements dans le cadre et la manière qu’a Guitry d’épouser avec sa caméra les flux du langage ; il parvient à donner à son film les allures d’un ballet aérien plein d’énergie et de santé.

Bien sûr, il ne faudrait pas oublier la drôlerie vacharde des répliques (la misogynie proverbiale de l’auteur est savoureuse car elle n’a rien à voir avec celle du gros beauf macho : c’est la misogynie de ceux qui adorent tant les femmes qu’elles ne peuvent que fatalement les décevoir !), l’esprit caustique de l’auteur qui n’hésite pas à railler les mœurs bourgeoises et à afficher fièrement une certaine amoralité ; mais je voulais surtout insister ici sur le véritable travail cinématographique qui est à l’œuvre et qu’on a souvent tendance à occulter lorsqu’on évoque Guitry.

Quadrille n’est pas une simple captation de pièce : il y a des recherches sur le montage parallèle (en début de film) et des jeux habiles sur le hors champ (la scène finale) et même lorsque la caméra s’arrête pour filmer des dialogues, c’est encore un parti pris de mise en scène et non un procédé basique.

Le théâtre devient ici le sujet même du film, la matière que peut travailler Guitry pour donner une forme à sa parole. Il a inventé un langage cinématographique pour ne parler que de lui et c’est passionnant…

 

 

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