Chaîne alimentaire
Genèse d’un repas (1978) de et avec Luc Moullet
Une fois de plus, nous ferons l’impasse sur la polissonnerie du jeudi soir (le médiocre « classique » de François Jouffa La bonzesse) pour arriver directement au sujet qui nous passionne en ce moment : Luc Moullet. J’ai le regret de vous dire qu’il s’agit là du dernier film diffusé sur Cinécinéma Culte et que les occasions de parler du cinéaste risquent de devenir plus rares désormais. Profitez-en et offrez-vous une pause Moullet !
Genèse d’un repas est un documentaire « engagé » à petit budget qui parvient à éviter à peu près tous les défauts du « docu-cul » didactique. L’idée est simple : Moullet se filme en train de manger et décide de remonter toute la chaîne de ses aliments (en l’occurrence ici : du thon en boite, des œufs et des bananes) pour comprendre le processus qui les amène dans nos assiettes. Voilà donc Moullet parti, caméra sous le bras, en Bretagne pour enquêter sur la fabrication et la distribution des œufs, au Sénégal pour comprendre comment le thon péché par les autochtones finit dans des boites métalliques où figurent de belles têtes de marins bretons et, enfin, en Equateur pour décortiquer la chaîne de la banane, de sa production à sa distribution.
Le résultat est assez étonnant : d’une part parce que Moullet parvient à dénoncer un certain nombre de pratiques liées à l’inhumanité complète du système capitaliste, de l’autre, parce que les problèmes soulevés à l’époque (l’exploitation des pays du tiers-monde, les délocalisations, l’odieuse logique du profit qui réduit les hommes en esclavage…) restent toujours d’actualité.
A partir d’une simple boite de conserve, le cinéaste parvient à remettre en question tout un système absurde et criminel. A l’heure où notre « Omniprésident » et ses sinistres sbires piétinent de leurs gros croquenots de beaufs joggers tout un système d’entraides sociales et viennent, sans rire, annoncer que pour mieux vivre il faudra désormais accepter et renforcer son statut d’esclave (travailler plus, s’arrêter plus tard : y a t-il vraiment une personne au monde pour croire qu’après ces effets d’annonce un ouvrier qui se ruine la santé 40 heures à la chaîne ou un travailleur à temps partiel obtiendront des salaires de ministre ?) ; il n’est pas inintéressant de découvrir ce film où Moullet montre que dans le système d’exploitation capitaliste, c’est toujours la « masse salariale » qui trinque. Pas inutile non plus de réfléchir au pourquoi de la « croissance » à tout prix, de la surproduction et de la consommation à tout crin qui amène à des situations scandaleuses où les matières premières sont détruites au moment même où les populations locales qui les produisent souffrent de sous-alimentation.
Je résume le film de façon extrêmement grossière alors que derrière l’humour noir et « naïf » de Moullet se dissimule une réflexion extrêmement fine et construite. Genèse d’un repas n’a rien d’un documentaire militant, jouant sur l’apitoiement pleurnichard envers les victimes et se contentant d’aligner les grands slogans bateau. Ce n’est pas un film didactique mais un véritable film « dialectique » : la caméra est là pour interroger, confronter, mettre en perspective et, tout simplement, regarder. Moullet donne la parole aux patrons, aux distributeurs puis la confronte à celle des ouvriers et des pêcheurs ; il met en parallèle les conditions de travail en France et dans le Tiers-monde, il décortique savamment la manière dont sont réparties les richesses à partir du produit (combien de marge pour les distributeurs, les producteurs…), bref, en termes cinématographiques, il fait du montage.
Et c’est là que le film se révèle passionnant : si les images que nous offrent Moullet sont suffisamment « parlantes » par elles-mêmes (les taudis dans lesquels vivent les pêcheurs de thons sénégalais, ces enfants engagés comme dockers dès l’âge de huit ans en Equateur…), il a en plus le mérite de les mettre en perspective, de faire réfléchir le spectateur par leur agencement et ses choix de montage. Avec peu de moyens, Moullet comprend le monde dans lequel nous vivons et il pointe dès 78 les ravages de ce qu’on n’appelait pas encore la mondialisation.
Le constat est assez terrifiant, entre ces ouvrières bretonnes qui n’ont pas le droit de s’asseoir pour effectuer leurs tâches abrutissantes sous peine de diminuer le rendement et cette très jolie sénégalaise qui se ruine la santé pour toucher des clopinettes qui lui serviront juste à payer la nourrice qui s’occupe de son enfant. Le plus navrant est sans doute ce même fatalisme qui semble toucher à la fois les dockers équatoriens, les pêcheurs sénégalais et les ouvrières françaises ; comme si ce système ignoble était l’unique voie possible, la volonté de Dieu !
Moullet ne joue pas les redresseurs de tort (sa conclusion, très drôle, montre la manière dont sa pratique de cinéma le conduit également à enrichir les trusts multinationaux) mais il livre ici une réflexion drôle et incisive (ses vues sur la géopolitique et sur la manière dont l’occident exploite indécemment les anciens empires coloniaux sont particulièrement percutantes) sur un monde dans lequel nous végétons de plus belle.
C’est dire si ce film est indispensable…