La fabrique des sentiments (2007) de Jean-Marc Moutout avec Elsa Zylberstein, Bruno Putzulu, Jacques Bonnaffé

 

J’ai découvert Jean-Marc Moutout à Clermont-Ferrand. Son court-métrage Tout doit disparaître remporta cette année-là le grand prix du festival. Pour ma part, il m’avait considérablement ennuyé. Cette chronique naturaliste évoquant un certain malaise social (le chômage…) m’avait semblé assez platement filmé. Une fois de plus, le « fond » primait sur la forme et c’est parce que je craignais de retrouver cette dichotomie dans son premier long-métrage, Violence des échanges en milieu tempéré, (un cinéma se contentant d’illustrer mollement –Jean-Marc « Tout mou » : pardon, je n’ai pas pu m’en empêcher !- un propos « engagé ») que je ne l’ai toujours pas vu.

Je n’attendais pas non plus grand-chose de la fabrique des sentiments puisque ce film s’annonçait comme une nouvelle chronique à haute teneur « sociologique » (la solitude contemporaine, la marchandisation des rapports amoureux…). Eh bien je dois vous annoncer avec une grande joie que j’ai été plutôt agréablement surpris. Je ne crie pas au chef-d’œuvre et j’admets volontiers que si l’on se prend à songer au Cœurs de Resnais (même manière d’ausculter les solitudes contemporaines, décors similaires du grand hôtel où travaille Arditi et du club de rencontres du film de Moutout…), la comparaison s’avère vite écrasante.

Mais si Moutout n’est pas un grand inventeur de formes, son film ne se contente pas d’être la plate illustration d’un scénario assez rusé mais parvient à nous offrir un tableau intelligent et incarné de notre modernité.

Eloïse (Elsa Zylberstein, toujours aussi séduisante) est clerc de notaire. Toujours célibataire alors qu’elle approche les 37ans, elle réalise qu’elle a peut-être tout misé sur son travail et mis de côté sa vie sentimentale. Elle décide donc de rencontrer quelqu’un et s’inscrit dans une de ces atrocités absolues dont l’époque a le secret : le speed dating. Dans une ambiance glaciale de néons colorés, sept hommes et sept femmes ont sept minutes pour séduire et se vendre afin d’obtenir un rendez-vous ultérieurement…

Disons le tout de suite, l’épilogue de ce film est particulièrement raté : ce n’est ni une fin heureuse, ni une fin triste mais, pire que tout, une fin bourgeoise qui contraste violemment avec le caractère flottant du reste de l’œuvre.

Mise à part cette fin, Moutout tient un discours plein d’acuité sur des rapports humains devenus rapports marchands (les scènes de speed dating, sans doute parmi les meilleures du film, sont de vrais entretiens d’embauche) sans pour autant tomber dans le schéma basique du « film à thèse ». Là où, me semble-t-il, il excelle, c’est dans cette façon qu’il a de faire ressentir sur l’individu le poids d’une société libérale d’autant plus totalitaire qu’elle ne cesse de se parer des atours de la « liberté » (mais qui a vraiment la naïveté de croire que la possibilité de choisir entre deux paquets de lessive de marques différentes, entre Libé et le Figaro, entre Sarkozy et Royal soit une preuve de « liberté » ?).

La mise en scène épouse le point de vue d’Eloïse et ne cesse de montrer par des jeux de regards, par une bande-son très travaillée les défaillances d’une jeune femme sous le joug de cette tyrannie de la séduction, de cette grande foire d’empoigne inhumaine qu’est devenu le « marché des sentiments ». Moutout se montre très habile lorsqu’il s’agit de suggérer ces dérèglements. Sa mise en scène est, en règle générale, très classique et son découpage frise parfois la monotonie (on reste presque toujours en plans moyens et gros plans). Mais voilà que pendant les scènes de speed dating ou lors d’une soirée, il se permet quelques raccords bizarres et va même jusqu’à zoomer sur les visages (ce que presque plus personne ne fait maintenant). Ces petits accrocs visuels (zooms, jump cut…) traduisent assez bien la phobie du personnage, enfermée qu’elle est dans sa bulle de solitude.

L’un des plus beaux moments du film est sans doute cette séquence onirique, sur la fin, qui résume de manière très habile tout ce que le personnage a emmagasiné comme violences et déceptions pendant le récit.

Ces légers décalages et décrochages permettent au film de s’extirper à la fois du naturalisme plan-plan et du constat sociologique lourdingue. Il ne s’agit pas d’ériger Eloïse en symbole et martyr du libéralisme sauvage mais de traduire cinématographiquement le poids qui pèse aujourd’hui sur l’individu lorsque les sentiments deviennent un signe distinctif qu’on exhibe comme une voiture ou un vêtement de marque (relisons Houellebecq !)

Ce sentiment d’étrangeté vient aussi de la manière dont le cinéaste abandonne quelques pistes scénaristiques trop « évidentes ». Lorsqu’il est parfaitement calé sur les rails de son scénario (l’aventure amoureuse d’Eloïse et du beau Jean-Claude incarné par Putzulu), le film faiblit un peu. Mais là encore, la piste narrative s’évanouit de manière brutale et presque onirique  et c’est très bien (c’est aussi pour cela que je déteste cette fin qui met un point de conclusion trop évident à ce qui aurait gagné à rester flou et ouvert !)

J’aime beaucoup le personnage qu’incarne Bonnaffé, éternel recalé du jeu de la séduction (je me reconnaît parfaitement dans cet homme), et qui choisit de manière presque trop classique la misanthropie et le cynisme, refusant tout ce que lui propose cette société. Là encore, grâce à l’interprétation très fine de son comédien, Moutout parvient à estomper ce que le personnage a de caricatural et à montrer que la pire horreur que puisse nous inspirer cette modernité, c’est l’incapacité totale où nous nous trouvons de peser sur elle. L’individu face à ce monde est semblable à ce stylo incapable d’imprimer quoi que ce soit sur une vitre de musée…

Le tableau que dresse Moutout est d’autant plus fort qu’il s’exprime à travers un personnage superbement habitée par la toujours excellente Elsa Zylberstein (je n’aime pas toujours les films qu’elle a tournés mais elle est toujours parfaite et possède le plus beau sourire du cinéma français !).

Comme son héroïne, la fabrique des sentiments est gagné par une légère sensation de vertige, un vacillement vaguement oppressant qui traduit parfaitement le malaise d’une époque incapable de produire autre chose que du vide …

 

 

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