L'absence
Aimer, boire et chanter (2013) d’Alain Resnais avec Sabine Azéma, Hippolyte Girardot, Michel Vuillermoz, Sandrine Kiberlain, André Dussollier
L'absence comme une sœur
Ma plus fidèle des compagnes
Ma cavalière d'honneur
Est entrée dans la danse (Da Silva)
Aimer, boire et chanter restera donc comme l’œuvre ultime d’Alain Resnais. Plus personne ne l’ignore, elle se termine autour d’une tombe, tout comme Vous n’avez encore rien vu débutait par la mort d’un metteur en scène qui provoquait la rencontre des comédiens avec qui il avait travaillé. Film testamentaire, donc, mais avec cette légèreté et cette bizarrerie que l’on retrouve chez les grands cinéastes au crépuscule de leur carrière, alors qu’ils n’ont plus rien à prouver (souvenons-nous du mésestimé et superbe Madadayo de Kurosawa ou du magnifique De l’eau tiède sous un pont rouge d’Imamura).
Aimer, boire et chanter dialogue de manière étrange avec Vous n’avez encore rien vu puisqu’il est une fois de plus question d’une absence qui va définir tous les mouvements des personnages. George Riley est atteint d’un cancer et n’a plus que quelques mois à vivre. Trois couples d’amis se mobilisent pour lui redonner goût à la vie : Kathryn (Azéma) et Colin (Girardot), Jack et son épouse Tamara, Monica (Kiberlain) et son nouvel amoureux Simeon (Dussollier).
Le spectateur ne verra jamais George qui devient ainsi une sorte de deus ex machina, un metteur en scène qui organiserait à sa façon les mouvements des personnages et leur manière de s’éloigner et de se rapprocher, de se déchirer et de se réconcilier. Le spectateur semble, dans un premier temps, avancer en terrain connu. Un dramaturge, Alan Ayckbourn, que Resnais a déjà adapté deux fois (Smoking/No smoking, Cœurs), les décors stylisés de Jacques Saulnier, des comédiens fidèles (Azéma et Dussollier)…
Mais après le dispositif compliqué et inventif de Vous n’avez encore rien vu, Resnais revient à une certaine « simplicité » apparente qui pourrait rapprocher ce film de Mélo. Là encore, ce qui séduit chez le cinéaste, c’est sa manière de briser la narration par des dissonances, des détails incongrus (on se souvient des méduses d’On connaît la chanson) qui dessinent d’autres horizons à un récit qui pourrait n’être qu’un simple vaudeville un poil dépressif (tous ces couples se délitent et semblent usés). Dans Aimer, boire et chanter, il y a bien évidemment cette petite taupe qui apparaît de manière totalement insolite et qui apporte une étrangeté dans cet univers de toiles peintes et de trompe-l’œil, comme un clin d’œil au cinéma surréaliste de Buñuel mais il y a également ces raccords dissonants où le cinéaste isole le visage de ces comédiens sur un fond blanc hachuré de noir. Ces ruptures dans les dialogues nous projettent dans un espace « mental » où se dessinent les fêlures des personnages. On songe alors à la sublime manière qu’avait le cinéaste d’utiliser les longues focales pour isoler ses personnages dans Cœurs.
A ces dissonances, il convient d’ajouter cette « absence » du personnage principal qui ouvre dans le film un ailleurs (des vacances à Tenerife) mais également un hors-champ où se cristallisent toutes les angoisses, les phobies, les manies, les frustrations des personnages. A travers ce médecin obsédé par les horloges ou les coups de pied rageurs qu’André Dussollier donne à une souche d’arbre se dessinent un petit théâtre humain où règne les désillusions, le sentiment de la fuite du temps, les regrets… La singularité d’Aimer, boire et chanter provient peut-être de cette façon qu’a Resnais de renverser les perspectives. Habituellement, il partait d’un matériau de base hétérogène (littérature, théâtre, chanson, opérette, science…) pour aller vers le cinéma alors qu’ici, il part du cinéma pour aller vers le théâtre. C’est le sens de ces travellings qui, à l’instar de certaines œuvres de Gérard Courant, explorent les routes de campagnes et les rues d’une petite ville anglaise. Ces « vues Lumière » raccordent soudainement avec un zoom sur un dessin de Blutch qui nous fait accéder à un décor stylisé et à une véritable « scène ».
Contrairement à Mélo (et ses trois coups qui ouvrent le film) ou à Vous n’avez encore rien vu, il n’y aura pourtant pas de représentations théâtrales ici alors que les personnages préparent quand même une pièce. Et pourtant, tout ce qui est filmé relève de ce théâtre, comme si la vérité humaine était dans l’illusion de ce petit théâtre.
Si le film, parfois drôle, parait néanmoins assez sombre, c’est peut-être parce que « l’absence » qui marque tous les personnages est celle du « metteur en scène ». Du coup, c’est un sentiment d’absurdité et de déréliction qui plane sur toute l’œuvre qui se termine dans la brume et autour d’une tombe. Par des jeux de lumières, Resnais avait déjà souligné auparavant cette présence de la mort et cette peur de la vieillesse (le film est hanté par l’idée de vieillissement). La mort imminente de George fait soudain ressurgir des éléments d’un passé désormais inaccessible. Ce voyage à Tenerife, promesse illusoire d’un passé retrouvé (revenir à Marienbad, à la plage idyllique de Je t’aime, je t’aime…) n’aura pas lieu parce qu’il est désormais réservé à la jeunesse, à cette jeune fille qui apparaît au dernier plan pour jeter une photo sur la tombe de George.
Alain Resnais est mort. La vie est à elle…