Prises multiples
Les Prises Doillon (2021) d’Antoni Collot (Marest Editeur, 2021). Disponible en librairie le 27 avril 2021
Est-ce parce que l’auteur du magnifique Petit Criminel semble tombé aujourd’hui dans une sorte de disgrâce (comment revoir des films aussi beaux que Le Jeune Werther ou L’Amoureuse ?) que l’éditeur de ce petit essai prend soin d’indiquer qu’il n’est pas nécessaire d’avoir vu de films de Doillon pour l’apprécier ? Toujours est-il que cette mise en garde est tout à fait juste : il n’est pas obligatoire de connaître sur le bout des doigts l’œuvre (« l’Œuvre », comme l’écrit Antoni Collot) pour savourer Les Prises Doillon. Ça serait dommage mais c’est possible car l’auteur n’a pas écrit un livre sur Doillon mais avec Doillon. Une réflexion sur les méthodes du metteur en scène, ses « prises » (plus que ses techniques) qui permet à Antoni Collot de développer une vision plus large de ce pourrait (devrait ?) être le cinématographe. Avec beaucoup d’humour et en jouant constamment sur des glissements sémantiques, des jeux langagiers, l’essayiste procède par associations pour élaborer son analyse. L’image qui vient en tête est celle d’une pelote de laine (l’œuvre de Doillon) de laquelle l’auteur tire un fil puis un autre pour élaborer un solide maillage et proposer une méditation plus générale sur l’œuvre cinématographique qu’il oppose à la notion de « divertissement » (« J’ajoute qu’implicitement (pas pour longtemps), la notion implique une inscription des artefacts (les films) dans le champ des arts que j’oppose à celui de divertissement. Dichotomie désuète pour beaucoup (une majorité ?) de ceux qui pensent que l’art est un divertissement de classe, soit que les divertissements sont des œuvres d’art populaires. ») mais également sur les questions de l’altérité, de l’enfance et du langage. Questions qui hantent l’œuvre de Doillon et qui interrogent, a contrario, un cinéma manufacturé où tout doit être lisible, audible et sans saveur. La défendre, c’est aussi lutter contre le diktat des scénarios bétonnés, « créant un académisme narratif sans surprise, c’est-à-dire où la surprise est incluse dans l’attente et pour lequel la seule surprise serait qu’il n’y en ait pas. Académisme où il faut mettre ses pas au pas et s’arrêter dans les stations « situation initiale, complication, action, résolution et situation finale » faute de quoi on est bon pour l’auto-production, le financement participatif, le qualificatif « expérimental », la faim. »
L’intelligence de l’essai tient à sa manière de ne pas se cantonner à une analyse thématique des films de Doillon. Toujours « en prise » avec la matière vive de l’œuvre, il maintient constamment une sorte d’aller et retour entre l’aspect particulier développé par le cinéaste et des réflexions plus universelles quant à ce que cette poétique de Doillon dit du cinéma et de notre monde. Pour le dire un peu grossièrement, Antoni Collot s’appuie sur une esthétique pour en extraire une éthique, même si les deux sont évidemment indissociables. Prenons un exemple pour être plus concret : celui de l’enfance. On sait que des Doigts dans la tête à C.E.2 (son prochain film) en passant par Le Petit Criminel, Le Jeune Werther, La Fille de 15 ans ou encore Ponette, l’enfance et l’adolescence sont des sujets privilégiés par le cinéaste. L’essayiste le relève mais s’attelle surtout à montrer en quoi cette vision de l’enfance est juste et se distingue de la représentation banale des enfants sur grand écran (« Car l’enfant sur un plateau se doit d’être savant comme le singe ou beau comme la potiche Ming, plus rarement acteur. C’est pourtant à cet âge que l’on fait métier de jouer. »)
Il s’agit également de tordre le cou aux clichés qui entourent le cinéma de Doillon (« hystérique », « bavard », cinéaste du « marivaudage » et des « huis clos »…) non pas en les niant mais en les interrogeant à l’aune du cinéma dominant. Il y a chez Antoni Collot une volonté de « reprise » (re/prise) au sens de raccommoder les morceaux. Revenir, par exemple, sur la proverbiale manie du cinéaste de faire un nombre incalculable de prises pour prouver qu’elle témoigne moins d’une vanité perfectionniste que de l’invention d’une « manière d’être aux acteurs, une manière d’être au texte qui n’est ni captive, ni captivante ».
L’essai est parfois assez pointu puisqu’il y est question de linguistique et de psychanalyse lacanienne mais il n’est jamais abscons, porté par un style riche en digressions et en petits apartés sarcastiques. Antoni Collot parvient à corriger quelques méprises à l’endroit de Doillon et à saisir le suc d’une œuvre vive qui continue de bousculer le spectateur sans l’emprisonner. A l’opposé des œuvres lisses sélectionnées « en brochettes de « films qui pourraient vous plaire » », Doillon invente un art de filmer que l’auteur définit parfaitement le temps d’un court essai riche et percutant :
« se coltiner de l’altérité, prendre le risque d’être traversé, transformé, poreux, rugueux et pas peureux, multiple et cinétique ! La prise Doillon est atmosphérique, exogame. C’est le principe paradoxal de l’austère chambre obscure, de la caméra, elle est réservée mais laisse entrer l’altérité la plus vive : son punctum c’est le trou ! »