Journal intime
Walden (1969) de Jonas Mekas
Depuis le moment où il dut fuir l'invasion soviétique en Lituanie et où il posa le pied sur le sol américain (en 1949) après être passé par un camp de travail allemand, Jonas Mekas tient son « journal intime » filmé. Journal intime qui constitue une sorte d'emblème de l'underground américain, de ce cinéma libéré de toutes contraintes et diffusé dans des réseaux parallèles.
Faut-il redire que Mekas constitue la figure tutélaire de ce cinéma expérimental américain et qu'il incarne à lui seul tout une époque mythique (la Factory, Warhol, la contre-culture...)
Walden, aussi connu sous le titre de Diaries, notes and sketches, constitue la première mise en forme du journal du cinéaste. Trois heures de films où Mekas filme tout ce qui passe à la portée de l'objectif de sa caméra (sa fameuse Bolex 16mm) : des célébrités (on croise aussi bien Warhol que Ginsberg, Dreyer que Barbet Schroeder), des proches (que ce soit la famille ou des cinéastes avant-gardistes comme Stan Brakhage ou Markopoulos), des lieux, des visages et de l'intime.
Mekas dédie son film aux frères Lumière : comme les premiers opérateurs de ces pionniers, il retrouve un certain état d'émerveillement face au Réel qui le conduit à tout enregistrer, à tenter d'en appréhender le mystère en le gravant sur pellicule. Mais là où les Lumière se contentaient d'un simple enregistrement photographique (qui d'ailleurs n'était pas si « simple » que ça et il suffit de revoir ces vues pour comprendre qu'il y a déjà de la mise en scène et que les « plans » sont composés), Mekas offre aux spectateurs une forme poétique de ces enregistrements.
La forme adoptée est celle du montage kaléidoscopique : les bribes de réel sont montés par le cinéaste de manière à donner le sentiment d'un éclatement total et d'une certaine désorganisation. Personnellement, les rares films que j'aie pu voir de Mekas me font songer à l'action painting de Pollock : même primauté donnée à la puissance du geste, même goût pour une certaine abstraction « dynamique » (le patchwork d'images où se succèdent, dans un montage haché à l'extrême, les jump-cut et les grands mouvements de caméra à la main, finit par devenir quasiment abstrait) et techniques finalement pas si éloignée (les mouvements intempestifs de la caméra de Mekas pouvant s'apparenter à la technique du « dripping » de Pollock)
L'intérêt de Walden réside dans cet étrange mélange entre un certain amateurisme (les images sont brutes de décoffrage, parfois floues, tremblées ou surexposées) et la forme complexe à laquelle Mekas parvient au final. En juxtaposant des scènes « publiques » (le Velvet Underground, John Lennon et Yoko Ono...) et des scènes privées (des mariages, des repas de famille...), le cinéaste parvient à trouver le ton juste pour une évocation à la fois poétique et intimiste. Et la beauté du film tient à ce qu'il parvient à éviter aussi bien les pièges du narcissisme étriqué (un peu le défaut de certains films actuels qui privilégient les « petites caméras ») que de l'abstraction desséchée de certains films expérimentaux (il reste toujours ici un lien très fort, tellurique, au Réel).
Les souvenirs du cinéaste se superposent alors aux nôtres et ces saynètes qu'on pourrait juger anecdotiques deviennent des espèces de madeleines de Proust qui se chargent de réminiscences intimes. Comme si le cinéma, qui ne filme -on le sait depuis Cocteau- que la « mort au travail », pouvait soudainement arracher à l'oubli les silhouettes de fantômes côtoyés et aimés.
Si Walden est un film qui se regarde avec un intérêt constant, je dois néanmoins faire une toute petite réserve qui tient à sa durée. Sur 30 minutes, le cinéma de Mekas est absolument fascinant (j'ai vraiment beaucoup aimé Scene from the life of Andy Warhol que j'ai découvert il y a peu), sur trois heures, j'avoue qu'un certain phénomène de saturation opère.
Autant l'amateur de toiles abstraites peut choisir le temps qu'il veut passer devant une œuvre, autant le spectateur de cinéma reste tributaire d'une durée imposée. Or si certains moments de l'œuvre de Mekas sont absolument fascinants voire hypnotiques (le long passage consacré au cirque, sur fond de bon rock), autant j'avoue avoir parfois souffert devant une forme qui ne fait aucun cadeau à nos yeux (c'est même carrément douloureux quand arrive un passage en night-club avec ce que cela suppose de lumières stroboscopiques) et qui finit par lasser à certains moments.
Mais l'ensemble mérite d'être découvert...