Flandres (2005) de Bruno Dumont avec Adélaïde Leroux, Samuel Boidin

 

 

Le premier film de Bruno Dumont, la vie de Jésus, m’avait enthousiasmé. Ce coup d’éclat âpre et douloureux marquait la naissance d’un authentique cinéaste. Ses deux films suivants ont confirmé la singularité de son regard d’auteur et la maîtrise éblouissante de ses mises en scène. Pourtant, aussi impressionnants que furent l’humanité et Twentynine palms, je fus moins convaincu et décelai chez Dumont un « Syndrome Dupont ». Vous connaissez sans doute mieux que moi les deux policiers d’Hergé qui restent immuables et conservent le même accoutrement quel que soit le paysage qu’ils traversent (le désert, la forêt tropicale ou les soirées mondaines…). De la même manière, je décelais chez Dumont quelqu’un ayant trouvé un style et se contentant désormais de l’appliquer de manière un peu dogmatique, qu’il filme les prolos du Nord (L’humanité) ou un road-movie américain (29 palms). Cette prédominance de la forme me semblait parfois un peu stérile, faisant tourner ses films à vide.

 

 

Dans un premier temps, Flandres a confirmé mes soupçons. D’emblée, nous sommes en terrain conquis et retrouvons ce que le cinéaste sait le mieux filmer : le Nord et ses ciels bas, lourds et menaçants, ses paysages désolés. Le cadre est rigoureux, les plans tirés au cordeau avec une prédilection pour les plans d’ensemble (magnifiques). De la même manière, la pâte humaine avec laquelle travaille Dumont est toujours la même : minéralité des corps prolétaires, animalité des pulsions (le sexe est triste et dénué de tout érotisme), rapport très fort et totalement physique à la terre…

Dans ces terres lointaines et comme hors du temps s’agitent quelques personnages plutôt taiseux (la psychologie est un épouvantail que fuit Dumont comme la peste) avec lesquels on se familiarise peu à peu. Tout d’abord le fermier Demester (étonnant Samuel Boidin) qui s’apprête, comme plusieurs de ses petits camarades du village, à partir sous les drapeaux. Sa vie semble rythmée par les seuls travaux de la ferme et les sorties entre copains. Il y a notamment la jolie Barbe (Adélaïde Leroux, parfaite) avec qui il couche mais sans passion. Toujours les instincts : c’est juste une amie d’enfance et ils copulent comme ils feraient du shopping s’ils étaient citadins, pour tromper l’ennui. C’est pour cette raison que Demester ne dit rien lorsque Barbe s’amourache de Blondel, un gars du coin qui s’est également engagé.

Tout cela est très bien mis en scène : Dumont sait inscrire des corps dans un espace puis traquer les souffrances tues, le non-dit sur les visages  par de très beaux gros plans ; mais ne semble pas bien nouveau. Et c’est  au moment où un sentiment de redite commence à poindre que le cinéaste donne un brusque coup de barre et fait décoller son film (si je veux, la barre qui fait décoller !)

 

 

Voilà que nos jeunes engagés se retrouvent dans un pays non identifié, en plein cœur de la guerre. Et Dumont de nous plonger au cœur de la sauvagerie et d’une barbarie sans nom. En ne nommant pas cette guerre, le cinéaste livre un brûlot universel et montre d’une manière assez sidérante ce que peut-être un soldat livré à lui-même : une bête enragée et nocive. Le propos va évidemment bien au-delà de l’antimilitarisme : il s’agit de traquer la bestialité qui gît en chaque individu et que le port de l’uniforme exacerbe de manière brutale. Dépouillée de ses oripeaux patriotards et du sentimentalisme gnangnan qui l’enveloppe parfois (les « bonnes causes », le triomphe du Bien contre l’Axe du Mal…), la guerre est ramenée à sa sauvagerie primitive. Chez Dumont, il n’y a aucun « bons sentiments » (pleurnicher « la guerre, ce n’est pas jolie », tout le monde peut le faire) mais une manière d’attraper le spectateur et de lui fourrer le groin dans l’horreur et le sang qui peut déranger (c’est certainement le film qui met le plus mal à l’aise que j’aie vu cette année !) mais qui ne laisse pas indifférent. Car il parvient à donner corps à la chose la plus difficile à réaliser au cinéma : une allégorie. On comprend à ce moment l’intérêt du prologue nordique : il s’agit pour le cinéaste de donner des corps à son allégorie, d’incarner une vision quasi-abstraite de la guerre. Parfois il frôle le symbole lourdingue (des enfants sont tués et une femme violée pour bien montrer que c’est l’innocence qui meurt dans ce type de conflit) mais il l’évite par cette pesanteur des corps, cette manière qu’ils ont d’occuper le plan et de faire éclater la terrible « humanité » d’un propos qui pourrait être également l’objet d’un traité philosophique. Pour la première fois depuis son premier film, j’ai le sentiment que la forme de l’œuvre est en parfaite adéquation avec la pensée du cinéaste.

 

 

Alors bien sûr, le regard que Dumont pose sur l’être humain est d’un pessimisme total. Otez à l’individu le vernis de la culture et de la civilisation et vous obtenez une bête féroce dénuée de la moindre conscience et livrée à ses plus bas instincts : le meurtre, l’humiliation, le sexe animal (« un trou, c’est un trou » proclame poétiquement l’un des soldats), l’instinct individuel de survie. C’est dérangeant car les personnages de Dumont qui semblent dépasser ce stade de barbarie (Demester, Barbe…) n’ont pas les mots pour désigner cette horreur et la dépasser. Il ne reste plus alors que les nerfs qui se mettent à craquer…

Ces petites lueurs de conscience font que Flandres n’est pas totalement désespéré (le plan, en plongée, où Barbe craque et éclate en sanglot est l’un des plus beaux que j’aie vu cette année).

Mais c’est un film rugueux et extrêmement dur, qui peut choquer mais dont l’intérêt et la beauté sont indéniables…

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