Sang, peur; mais pas sans reproche
Fascination (1979) de Jean Rollin avec Brigitte Lahaie
Je vous prie pour une fois, amis lecteurs, de ne pas attacher une importance excessive à la signalétique que j’adopte ce soir. Vous pourriez croire sinon que je n’attache pas plus d’importance à Fascination qu’au dernier film de Pascal Bonitzer, ce qui n’est pas le cas. Disons qu’il s’agit d’une tentative un peu dérisoire de définir une valeur « objective » au film alors que s’il existe bel et bien une œuvre impossible à juger objectivement, c’est celle de Jean Rollin !
Si l’on choisit d’adopter les critères habituels de jugement pour mesurer la valeur de Fascination, on risque d’être vite déconcerté : les acteurs sont absolument épouvantables (ils ne jouent pas, ils récitent et c’est finalement notre Brigitte nationale qui s’en tire le moins mal), les dialogues sont ineptes (Jean Rollin aurait du ne réaliser que des films muets, il serait aujourd’hui considéré comme un génie et j’écris cela sans la moindre ironie), le scénario est indigent (en 1905, les jeunes filles anémiques sont soignées par de drôles de médecins qui leur font avaler du sang de bœuf frais. Certaines poussent l’expérience plus loin et sacrifient de jeunes mâles en bonne santé pour se repaître de leur hémoglobine) et la mise en scène a parfois du mal à dissimuler un manque cruel de moyens. Par conséquent, Rollin filme paresseusement quelques scènes érotiques « soft » et a beaucoup de mal à nous faire croire aux meurtres qu’il met en scène (les cadavres continuent de respirer, le sang sort ostensiblement des couteaux et non des corps…).
Présenté ainsi, Fascination semble un parfait avatar de cette bonne vieille série Z que nous persistons à défendre et qui a fait surnommer un peu cruchement Jean Rollin le « Ed Wood français ».
Malgré tout, je n’échangerais pas un plan de Jean Rollin contre l’œuvre complète de Kenneth Branagh (avez-vous vu la satanique bande-annonce de La flûte enchantée ? Je pense que le tâcheron s’est surpassé dans l’horreur boursouflée). Car si notre cinéaste n’est pas un as de la mise en scène (elles restent souvent poussives, convenons-en), c’est un génie du plan, de la vision fulgurante. Jean-Pierre Bouyxou n’a pas tort lorsqu’il écrit que les « temps forts » de sa grande « saga érotico-vampirique » évoquent « les plus beaux collages de Max Ernst ».
Et même si Fascination n’est pas son meilleur film, on gardera en mémoire ces premiers plans où des jeunes filles habillées à la mode 1900 reçoivent leurs verres de sang dans un abattoir. On se souviendra également de Brigitte Lahaie, nue sous une cape noire (telle la comtesse noire de Jesus Franco) traversant un petit pont pour occire à la faux une jeune femme.
A son habitude, Rollin célèbre d’une manière très belle les noces d’Eros et de Thanatos. Il faut voir le cérémonial qui précède le sacrifice : il sature ses plans (merveilleusement composés à ce moment) de cierges et joue sur l’envoûtement que génère la vision de jeunes filles nues sous leurs robes de gaze.
Rollin est également un cinéaste du lieu et c’est des images fortes d’endroits précis qui restent en mémoire de ses films (le cimetière de la rose de fer, les gares de triage dans la nuit des traquées ou les deux orphelines vampires…). Plus que le château et ses intérieurs somptueux (bien filmés), c’est ce petit pont qui relie la demeure et la campagne environnante qui marque notre esprit. C’est là qu’aura lieu le sacrifice final qui reste un assez beau moment, comme le moment que j’évoquais un peu plus haut : lorsque Brigitte arrive avec sa faux, Rollin parvient à créer une certaine sidération de l’apparition. C’est ainsi que fonctionne son cinéma : beaucoup de mollesse et d’à-peu-près (conséquence de budgets faméliques) traversés par des éclairs de beauté fulgurante, des flashs détonants, des visions inédites et des collages d’un surréalisme magnifique qui font que, malgré tous ses défauts, nous aimons Jean Rollin et que son cinéma nous passionne…