La comédie de l'innocence
Correspondant 17 (1940) de Alfred Hitchcock avec Joel McCrea, George Sanders
Reprenons en marche, si vous le voulez bien, le train du cycle Hitchcock qui ne m’a pas l’air d’être une véritable « intégrale », Une femme disparaît n’ayant pas été diffusé alors que la chaîne câblée semble avoir opté pour une diffusion chronologique des œuvres.
Nous sommes en 1940, Hitchcock a signé un contrat et tourne désormais aux Etats-Unis. De là-bas, il voit, non sans une certaine inquiétude, le vieux continent sombrer sous le joug des dictatures et l’atrocité d’une nouvelle guerre. Le conflit mondial hante l’arrière-plan de ce Correspondant 17 à tel point qu’Hitchcock fera retourner un épilogue où il prône très ouvertement l’intervention américaine alors que la nation s’en tient à présent à une stricte neutralité. Contrairement au bouleversant discours final du Dictateur de Chaplin qui est admirablement amené par la construction de la mise en scène, l’épilogue de Correspondant 17 paraît assez artificiel et plaqué un brin arbitrairement. Ce n’est pas le meilleur moment de ce film par ailleurs délicieux.
Le directeur d’un journal américain décide d’envoyer en Europe Jones (J.McCrea) un reporter au regard « neuf » pour qu’il rapporte des scoops relatifs aux évènements qui menacent l’Europe, notamment la clause secrète d’un traité de paix. Jones cherche d’abord à rencontrer un diplomate hollandais mais celui-ci se fait abattre. Aidé par la fille d’un homme à la tête d’une organisation pacifiste et un autre reporter (le grand George Sanders), Jones découvre que le diplomate a, en fait, été enlevé et qu’un sosie a été tué à sa place…
Ces quelques lignes ne sont sans doute pas très claires à quiconque n’a pas vu le film et traduisent bien mon embarras à résumer ce film qui ne cesse d’enchaîner les rebondissements les plus invraisemblables et les chausses-trappes scénaristiques. Avec ce film d’espionnage rocambolesque, Hitchcock s’amuse avec un récit feuilletonesque qui lui permet d’exercer librement sa virtuosité. L’intrigue est menée tambour battant et l’on garde en mémoire des séquences admirablement filmées et montées : la scène du meurtre du faux diplomate et la poursuite dans une foule masquée par des parapluies, la séquence des moulins qui annonce brillamment les grands moments de La mort aux trousses…
A cela s’ajoutent un sens certain de l’humour qui désamorce le tragique des situations et une histoire d’amour classique traitée sur le mode de la comédie du « remariage » (le couple se cherche à coups de griffes avant de se trouver).
S’il fallait ajouter à tout prix un petit bémol, je dirais que les séquences finales m’ont paru moins haletantes. Hitchcock se laisse aller à un plaisir dont abuseront par la suite de nombreux tâcherons, à savoir celui des effets-spéciaux (signés W.C.Menzies, un bonhomme pas inconnu des amateurs de cinéma bis puisqu’il tourna quelques films de SF que je n’ai point vu : la vie future d’après Wells et Invaders from Mars). Cela nous vaut une catastrophe aérienne filmée de manière très spectaculaire mais qui, personnellement, m’a moins convaincu.
Du côté de certains thèmes hitchcockiens, Correspondant 17 est, par contre, très intéressant. Jones est un reporter « naïf », quelqu’un qui croît aux apparences. Son directeur l’envoie parce qu’il veut un regard « direct » et neuf. Malgré le double patronyme dont il se voit affublé, il ne cache jamais sa véritable identité et fait montre d’une parfaite transparence dans son enquête (il ne ruse jamais, ne dissimule pas les informations qu’il collecte et se confie sans douter des personnes qu’il a en face). Son principal trait de caractère, c’est de faire confiance à tout le monde, au point de ne pas se méfier du sicaire qu’on lui a collé et qui tente de le pousser sous les roues d’une voiture. Jones est « jeune et innocent » mais Hitchcock montre que le monde a évolué et que derrière les apparences se cachent des données beaucoup plus obscures. Correspondant 17 est un premier pas vers une vision désenchantée du monde chez le cinéaste. Une des plus belles scènes du film, en ce qui me concerne, est ce moment où le chef de l’organisation pacifiste (qui travaille en fait pour l’ennemi) tente d’abuser du vieux diplomate et lui demande de lui confier son secret. Le vieil homme est sur le point de faire jusqu’au moment où Sanders, prisonnier des conspirateurs, lui crie de ne rien dire, que cet homme n’est pas son ami. Hitchcock nous offre alors un sublime contrechamp, vision subjective du diplomate qui voit un groupe d’hommes plongés dans un clair-obscur inquiétant. Ce plan quasi-Langien jette soudain l’ombre d’un doute sur le règne des apparences. Les hommes ne sont ni noirs, ni blancs mais gris et surtout, ils ne sont pas forcément ce que laissent deviner les apparences (les pacifistes sont des ennemis, les détectives des tueurs…).
Ce brouillage des cartes est à la fois une opération ludique (permettre au scénario de rebondir et d’étonner) mais également plus théorique : avec ce conflit qui menace soudain l’équilibre de la planète, il n’est plus possible de jeter un regard « innocent » sur le monde. Correspondant 17 prend acte de cette nouvelle donne…