Lelouch (Claude), retenez bien ce nom… Petite histoire d’une incompréhension critique (2019) de Bruno Lavillatte (Editions Ocrée, 2019)

Le derviche

Ce n’est pas tous les jours que le cinéphile a l’occasion de lire un essai enthousiaste sur l’œuvre de Claude Lelouch. Ne serait-ce que pour cette raison, l’ouvrage de Bruno Lavillatte a le mérite de piquer la curiosité et nous invite de manière plutôt stimulante à rompre avec nos préjugés et nos idées reçues. Pour ma part, je confesse n’avoir aucune inclination pour les films de Lelouch mais je ne fais pas partie pour autant de ses irréductibles détracteurs. Je trouve qu’il y a d’ailleurs un distinguo à établir dans sa filmographie et qu’on peut séparer d’un côté les grosses productions emphatiques et vaseuses que je ne supporte pas (La Belle Histoire, Les Uns et les autres…) et, de l’autre, une veine plus modeste et comique qui sied bien au cinéaste (Le Voyou, Attention bandits, Tout ça pour ça…)

Bruno Lavillatte s’attache moins à l’analyse filmique qu’à une approche globale de l’œuvre qu’il envisage de manière philosophique. Autour de concepts clés (la sincérité, l’émotion, l’action…), l’auteur cherche à démontrer comment l’esthétique de Claude Lelouch parvient à confondre dans un même mouvement le cinéma, la vie et à imposer une certaine vision du monde qu’il capte au cœur des émotions et des sentiments. C’est d’ailleurs cette absence de « distance » entre l’œil de la caméra et une « vérité » qui se donnerait immédiatement qui engendra un certain malentendu entre Lelouch et la critique et qui fera passer (avouons-le, pas toujours à tort) Lelouch pour un grand naïf : «  L’idée que « la vie est un voyage du mensonge vers la vérité » et que cette redoutable affirmation est prise chez Lelouch avec l’incroyable légèreté apparente qu’on lui connaît, ne peut que contrarier les défenseurs d’une esthétique du tragique et de la désespérance comme réponse absolue et définitive à la question essentielle : Qu’est-ce que la vraie vie ? »

Même en étant insensible au style « dervichien » de Lelouch, il faut reconnaître à Lavillatte un certain talent pour le définir et le saisir avec justesse. Les caractéristiques de sa « patte » (la caméra au poing, les plans-séquences, le goût pour l’improvisation…), il les conceptualise pour en déterminer les enjeux philosophiques (en gros, quel rapport au monde traduisent-elles).

Certains passages comme celui-là, « ce qui dans l’intelligence, froide et comptable, exclut l’instinct, le mouvement, l’instant, la souplesse, l’adaptabilité, l’imprévisibilité mais aussi, et avant tout peut-être, le sourire, le regard, l’inattendu silence du temps suspendu, l’amorce indicible de ce qui n’est en rien prévu dans le scénario, semble à Lelouch parfaitement insupportable », traduisent parfaitement ce qu’il peut y avoir de meilleur dans les films de Lelouch, à savoir cette absolue foi dans un cinéma qui parviendrait à saisir l’intensité de la vie et des sentiments en toute candeur et spontanéité.

Pour toutes ces raisons, l’essai de Bruno Lavillatte mérite le coup d’œil. Néanmoins, on peut aussi trouver contestables certaines de ses thèses. Sur la « sincérité », par exemple, on pourrait lui opposer ce que Nabokov écrivait dans Feu pâle : « C’est un usage très répandu et quand j’entends un critique parler de la sincérité d’un auteur, je sais que soit le critique, soit l’auteur est un imbécile ». Loin de moi l’idée d’aller jusque-là mais la « sincérité » ne me paraît pas un argument suffisant et ne peut excuser ou compenser certaines faiblesses cinématographiques. Or jamais l’auteur n’entre dans le détail des films. L’œuvre est appréhendée de manière globale, comme si les traits principaux du style étaient immuables de film en film et définitivement figés. Or quels points communs entre la légèreté délicieuse de Tout ça pour ça et le formalisme déplaisant de Mariage, entre l’humour roboratif du Voyou et la lourdeur éléphantesque des Misérables ?

Finalement, l’essayiste tombe dans le travers qu’il reproche pourtant à la critique, à savoir aborder chaque film de Lelouch à l’aune de l’œuvre entière. Car l’ambition de l’essai est aussi d’analyser le malentendu persistant toujours entre le cinéaste et la critique. Tout le monde connaît désormais la célèbre anecdote de la critique qui accueillit dans les Cahiers du cinéma le premier film de Lelouch (Le Propre de l’homme) : « Claude Lelouch, retenez bien ce nom : vous n’en entendrez plus jamais parler ». Depuis, l’auteur estime que le cinéaste se fait systématiquement éreinter par la critique traditionnelle (ce qui mériterait d’être nuancé : j’ai par exemple en mémoire un papier très élogieux des Cahiers du cinéma sur Tout ça pour ça) tandis qu’il bénéficierait des faveurs du public (là encore, l’affirmation me paraît douteuse dans la mesure où le cinéaste n’a jamais été à l’abri de bides sévères et je ne suis pas certain qu’il bénéficie d’une grande aura auprès des jeunes générations).

Mais ce sont surtout les raisons avancées par Lavillatte autour de ce désamour qui me paraissent les plus contestables. Pour résumer, Lelouch serait un cinéaste accordant un rôle capital à la technique et à la caméra (ce qui n’est pas faux), ce qui serait « insoutenable pour une critique venue de la littérature en général et du théâtre en particulier ». S’il est incontestable qu’une frange de la critique traditionnelle (Télérama en tête) est restée attachée à une certaine tradition « littéraire » de la critique (pour le dire vite, c’est le « fond » de l’œuvre qui est jugé au détriment de la forme), une grande partie de celle-ci (des Mac-Mahoniens de Présence du cinéma aux jeunes turcs des Cahiers du cinéma) a toujours défendu en premier lieu la notion de style et de mise en scène. Bruno Lavillatte confond d’ailleurs la « politique des auteurs » avec une vision « littéraire » de l’auteur comme « écrivain » ou « dramaturge ». Du coup, toute cette partie est la plus faible de l’ouvrage dans la mesure où il fait de Lelouch un cas « unique » de cinéaste préoccupé par le style et la technique. Il suffit pourtant de prendre quelques exemples comme Bresson ou Tati pour être convaincu que ce ne sont pas les vertus « théâtrales » de ces cinéastes que la critique a louées. Et ne parlons pas de Godard, de Rivette ou de Rozier !

Lorsque Lelouch s’émerveille qu’on puisse faire un film avec un téléphone portable (ce que des cinéastes comme Joseph Morder ou Gérard Courant ont déjà fait), il oublie que la technologie ne pourra jamais se confondre avec le style. Sa naïveté tient justement dans cette façon de croire que la légèreté de l’outil et ses facultés d’enregistrement suffisent à remplacer le style et ce qui fait l’essence du cinéma : la mise en scène. Ce n’est donc en aucun cas l’absence de goût des critiques pour la technologie et les mouvements de caméra compulsifs qui peut expliquer cette césure.

Sur cette question, Bruno Lavillatte paraît plus léger et sa thèse ne tient pas le coup si on se penche un peu sur l’histoire de la critique (d’ailleurs les exemples cités sont peu nombreux et assez peu significatifs – une tribune du Masque et la plume, par exemple). Peut-être que ce défaut tient, là encore, à cette manière d’envisager l’œuvre du cinéaste comme un tout, avec un style unique qui pourrait expliquer le rejet d’une critique elle aussi considérée comme un tout indistinct.

Malgré ces réserves, l’essai touche, à l’instar de certains films de Lelouch, par sa sincérité et son côté intime : « ce qui me retourne chez Lelouch tient en l’absence totale de pudeur sur la question du sentiment. » Cette simple phrase définit la teneur du livre : une déclaration d’amour inconditionnelle à un cinéaste, sans doute un poil irraisonnée mais peu importe puisque les amoureux ont toujours raison…  

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