Richard Fleischer : une œuvre (2021) de Nicolas Tellop (Marest Editeur,2021). Disponible en librairie depuis le 11 mai 2021

Fleischer en profondeur

Depuis 35 ans et l’essai publié par Stéphane Bourgoin chez Edilig, il n’existait pas de livre en langue française consacré à Richard Fleischer. C’est avec panache que l’infatigable Nicolas Tellop s’y est attelé, à la fois de manière très personnelle puisque des films comme 20.000 lieues sous les mers ou Les Vikings marquèrent durablement le jeune cinéphile en devenir qu’il était mais également pour tordre définitivement le cou au cliché consistant à ne voir en Fleischer qu’un bon « faiseur ». Si cette idée reçue a été battue en brèche au gré des rééditions en DVD et Blu-Ray ces dernières années, elle a longtemps été de mise chez les cinéphiles, notamment en raison d’un fameux bon mot (pour le coup à côté de la plaque) de Serge Daney qui écrivait en 1967 que Fleischer était « un cinéaste qui réussit tous ses films sans réussir une œuvre. »

Pour Nicolas Tellop, il s’agit non seulement de revenir sur les (nombreux) bons films de Fleischer mais également de démontrer que ce corpus finit par composer, en dépit de son caractère disparate, une véritable œuvre. Que Fleischer ne fut pas qu’un brillant artisan mais un auteur à part entière, choisissant avec circonspection ses scénarios quitte à les réécrire lorsqu’ils ne lui convenaient pas (voir l’épisode du Grand Sam que le cinéaste raconte dans ses passionnants mémoires) et développant au fur et à mesure de ses films un véritable regard sur l’Amérique.

Fleischer fait partie de ces cinéastes qui, à l’instar de Robert Aldrich, Don Siegel ou encore Blake Edwards, appartiennent à une génération se situant à cheval entre le classicisme hollywoodien et une modernité à laquelle ils participèrent tous à leur manière. Fleischer débute comme artisan de séries B pour la RKO avant d’être engagé par Disney pour réaliser une grosse production (20.000 lieues sous les mers) puis par la Fox où il signe quelques titres majeurs (Les Inconnus dans la ville, La Fille sur la balançoire). En 1958, c’est pour Kirk Douglas qu’il tourne les mythiques Vikings mais ce grand succès ne lui assure pourtant pas une place stable à Hollywood qu’il va quitter pour l’Europe. D’un point de vue stylistique, son œuvre passe d’un « âge d’or fêlé » (pour reprendre la belle expression de Nicolas Tellop) à une modernité qui éclate dans des films aussi beaux et surprenants que L’Étrangleur de Boston, Les flics ne dorment pas la nuit, L’Étrangleur de Rillington Place, Terreur aveugle ou Mandigo

Pour revenir sur cette carrière, Nicolas Tellop procède de manière chronologique, définit à chaque fois un corpus de films pour en tirer quelques considérations générales avant de revenir plus en profondeur sur certains d’entre eux. Avec finesse et érudition, il jongle entre une analyse thématique et des zooms plus précis comme lorsqu’il décide de se concentrer sur de passionnantes analyses de différentes séquences. Chaque période donne l’occasion à l’auteur de pointer sa réflexion autour de thématiques particulières, qu’il s’agisse du regard extrêmement critique sur l’Amérique et l’héritage des « pères assassins » (de 1968 à 1975) ou encore sa vision de la condition humaine et le rapport à l’altérité dans des films comme Barabbas, Le Voyage fantastique et L’Extravagant Docteur Dolittle (qui « forment une trilogie cohérente autour de l’autre intime, qu’il soit spirituel, physique ou animal »). Mais si chaque « bloc » dans la filmographie de Fleischer semble avoir sa propre autonomie, Tellop parvient à discerner des motifs qui reviennent de façon récurrente (celui du miroir, par exemple), y compris dans la dernière période en demi-teinte (c’est le moins qu’on puisse dire) du cinéaste qui, après Mandigo, eut du mal à pouvoir tourner des projets personnels.

Outre la passion communicative qui se dégage de l’essai, l’immense intérêt de Richard Fleischer : une œuvre tient à cette manière de naviguer entre une approche assez généraliste (où les considérations thématiques et esthétiques se mêlent brillamment) et des interprétations plus audacieuses et constamment stimulantes. Au bout du compte, le lecteur voit se dessiner le portrait d’un Fleischer qui, à l’instar du capitaine Némo dans son Nautilus fut souvent prisonnier des contraintes des studios et de producteurs à l’égo démesurée (la période Zanuck/Juliette Gréco est assez parlante) mais qui n’abandonna jamais son désir de lutter et d’explorer les « grandes profondeurs », qu’il s’agisse des fonds sous-marins, du corps humain, du monde ou de la psyché humaine.

Un cinéaste aventurier autant que « professionnel », populaire autant qu’expérimental (les split-screens de L’Étrangleur de Boston) et que l’on n’a pas fini de (re)découvrir… 

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