Les Dents de la mer ou l'art du subjectif (2025) de Frédéric Zamochnikoff (Éditions LettMotif, 2025)

Le requin disséqué

La collection « analyse filmique » de LettMotif propose des ouvrages entièrement centrés sur un film, aussi divers soient-ils (de Barton Fink à Lost in Translation en passant par La Nuit du chasseur et Once upon a Time in Hollywood). Les approches divergent également, qu'elles soient davantage thématiques et historiques (comme Antoine Oury nous le proposait dans son analyse plutôt réussie du film de Sofia Coppola) ou qu'elles proposent, comme ici, une auscultation plan par plan.

Le risque avec ce genre d'ouvrage, c'est de supposer que le lecteur est passionné par le film et qu'il lui est suffisamment familier pour ne pas être perdu. Je me souviens, par exemple, être passé à côté du A.I : Intelligence artificielle ou l'adieu à la mélancolie car je n'ai aucun intérêt pour le film de Spielberg. Si on sait ce que je pense du metteur en scène (pas beaucoup de bien!), Les Dents de la mer fait néanmoins partie des films que j'aime bien du bonhomme. Ce n'est donc pas un rejet viscéral du réalisateur qui m'a fait tiquer devant l'ouvrage.

Mais dès son introduction, Frédéric Zamochnikoff affirme des choses douteuses. Il prétend, en premier lieu, qu'on ne défend pas assez en France le métier de réalisateur. Affirmation qui me paraît un brin réductrice (c'est quand même ici qu'est née l'idée que le metteur en scène était le véritable « auteur » du film ), et qui vire au contresens total lorsqu'il écrit : « Le scénario des Dents de la mer a été écrit par Carl Gottlieb... qui ne connaît rien à la mise en scène... Mais ne nous inquiétons pas, il n'aurait jamais été choisi par nos instances. En France, la politique de l'auteur est une maladie héritée de la Nouvelle Vague. » Outre que la phrase reste confuse et qu'on ignore qui est désigné comme « auteur » (le scénariste ou le réalisateur?), elle trahit une totale méconnaissance de ce que fut la Nouvelle Vague puisque les jeunes critiques d'alors ont, au contraire, défendu avant tout des films de « metteur en scène », montrant qu'un Hitchcock, par exemple, était un véritable « auteur » à une époque où il n'était considéré que comme un simple exécutant de films policiers. Défendre Spielberg comme véritable « auteur » (pourquoi pas?), c'est s'inscrire totalement dans le sillage des jeunes Turcs de la future Nouvelle Vague. Zamochnikoff récidivera en conclusion de son ouvrage lorsqu'il évoque une critique de Serge Daney dont, à l'évidence, il n'a pas compris un traître mot.

 

Mais passons sur ces jugements péremptoires puisque l'essentiel de l'ouvrage consiste à une analyse plan par plan de l’œuvre. Il me semble qu'en passant de cette manière un film sur la table de dissection, on risque d'en perdre l'essence et le mouvement. Mais après tout, Sébastien Rongier s'est parfaitement acquitté de l'exercice avec son livre sur The Party de Blake Edwards. Frédéric Zamochnikoff, quant à lui, n'évite pas les deux écueils qui menacent ce genre d'entreprise. Primo, une approche hyper descriptive qui se révèle, à la longue, assez fastidieuse. Tout le film est décrit avec une minutie maniaque qui empêche le recul nécessaire pour une véritable analyse. Secundo, l'auteur sombre, a contrario, dans la sur-interprétation permanente. Puisque le film se réduit à un ensemble de plans, chacun d'entre eux doit obligatoirement signifier quelque chose. Et de manière assez scolaire (une contre-plongée met forcément en valeur le personnage alors, qu'à l'inverse, une plongée l'écrase), l'auteur entreprend de deviner le « message » derrière chaque mouvement de caméra, derrière chaque valeur de cadre... Or, malgré le peu d'estime que j'ai pour l’œuvre de Spielberg, il est possible de s'accorder sur une chose certaine : le cinéaste est un « néo-classique » qui reprend les leçons de ses aînés et, de fait, considère également que la mise en scène doit se faire oublier pour ne pas détourner le regard du spectateur du récit, de l'émotion, du rythme... La manière de filmer certains passages ne tient pas, à mon sens, à une volonté de faire passer une idée mais tout simplement à rendre plus limpide l'action, à situer les personnages dans l'espace, à permettre aux spectateurs de saisir de la manière la plus claire les enjeux du récit. En restant arc-bouté sur son analyse pointilleuse, Zamochnikoff n'élargit jamais les perspectives, ne resitue que du bout des lèvres (une ou deux fois) le film dans le cadre de la filmographie de Spielberg, évoque à peine ses références pourtant évidentes (Hawks, Ford, notamment dans la deuxième partie du film...), passe à côté de l'évidence (si Moby Dick est cité une fois, l'auteur n'en profite pas pour analyser la dimension « métaphysique » des Dents de la mer, qu'on trouvait déjà dans Duel) …

Si on ajoute à cela que le livre n'est pas très bien écrit : (p 208 : « Le baril tiré par le requin annihile le film d'angoisse », p 320 : « L'explosion sous-marine rejoint la surface et l'explosion devient celle de morceaux sanguinolents qui retombent dans la mer. Brody est arrosé et son plan serré commence par une pluie de morceaux du requin en rideau. »...), on peut considérer que le résultat est plutôt décevant.

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