Charlotte et son steak (1951-60), La boulangère de Monceau (1962), La carrière de Suzanne (1963), Nadja à Paris (1964) d’Eric Rohmer.

 

Vous reprendrez bien un peu de Rohmer ?

Je viens de découvrir qu’un magasin local vendait à vil prix (10 euros le coffret) l’œuvre intégrale (ou presque : manque les trois derniers opus) du maître. Je me suis déjà pris deux de ces coffrets (les Contes moraux et celui intitulé l’ancien et le moderne) et compte bien acquérir les deux suivants dès la fin du mois.

En plus des films, les galettes sont ornées de suppléments fort attractifs puisqu’on y trouve des œuvres rarissimes de Rohmer, comme ses courts-métrages ou ses films tournés pour la télé (un documentaire sur les frères Lumière, la pièce de Kleist Catherine de Heilbronn…). Avis aux détracteurs, vous risquez fort de voir réapparaître régulièrement le nom du cinéaste ici !

Commençons par des courts-métrages. Charlotte et son steak n’a qu’un intérêt purement anecdotique. Tourné au début des années 50 avec les amis d’alors (on reconnaît le juvénile Godard dans le rôle principal), le film a été postsynchronisé au début des années 60 (voix d’Anna Karina et Stéphane Audran) et met en scène un jeune homme qui tente de séduire Charlotte en la rendant jalouse puis en se faisant inviter chez elle. Malheureusement, elle n’a pas assez pour le nourrir et elle refusera ses baisers…

Même si on peut déjà déceler quelques futurs grands principes de la « nouvelle vague » (tournage en extérieur, liberté de ton…), ce petit essai ne possède ni la verve novatrice de Godard, ni la rigueur future des films de Rohmer. Il s’agit donc juste d’un sympathique galop d’essai…

Plus intéressant se révèle être Nadja à Paris. Nadja est une étudiante américaine séjournant en France pour préparer une thèse sur Proust à la Sorbonne. Elle n’a strictement rien à voir avec l’égérie d’André Breton même si elle partage avec les surréalistes le goût de Paris et de la flânerie à travers ses quartiers. Le film adopte son point de vue et pose un regard curieux sur le Paris de la rive gauche, les cafés de Saint-Germain-des-prés et de Montparnasse, la faune intellectuelle du Flore, les Buttes-Chaumont et le quartier populaire de Belleville. Rohmer ne propose ici qu’une promenade à la Léon-Paul Fargue et pose un regard amoureux sur les  richesses de la plus belle ville du monde : ce n’est pas grand-chose mais c’est déjà beaucoup !

 

Moins confidentiels, La boulangère de Monceau et La carrière de Suzanne constituent les deux premiers volets des six Contes moraux tournés par Rohmer. Le premier (personnellement, celui que je préfère) est un court-métrage d’une vingtaine de minutes tandis que le second est un moyen-métrage d’un peu plus de 50 minutes.

Je n’apprendrai rien à mes lecteurs avertis : les contes moraux sont construits sur le même schéma : un narrateur dont le film épouse le point de vue se fixe un objectif (sentimental) A. Au cours de ses pérégrinations, il sera détourné de son but vers un point B avant de faire preuve de volonté et de revenir à l’objectif fixé au départ. La boulangère de Monceau apparaît d’ailleurs comme le film le plus caractéristique de cette trame narrative, une épure de ce qui deviendra par la suite Ma nuit chez Maud ou L’amour l’après-midi.

Un étudiant en droit (Barbet Schroeder, qui fondera avec Rohmer « les films du Losange ») cherche à tout prix à séduire une jeune femme qu’il croise régulièrement sur son chemin sans oser l’aborder. Lorsque enfin il arrive à lui adresser la parole, Sylvie disparaît de la circulation. Le narrateur profite alors de sa pause déjeuner pour flâner dans le quartier en espérant retomber sur celle qu’il veut séduire. Il se contente pour son repas de quelques pâtisseries achetées dans une boulangerie où il tombe sous le charme d’une jolie petite boulangère…

Ce qui étonne le plus en découvrant La boulangère de Monceau (que je n’avais jamais vu), c’est la manière dont Rohmer amène déjà tous les thèmes qu’il ne cessera de développer au cours de son œuvre : l’importance de la topographie (la mise en scène prend bien soin d’inscrire les personnages dans un endroit précis), le rôle du hasard, une certaine cruauté (voir la manière dont le narrateur se « débarrasse » au final de la petite boulangère) et cette manière unique de confronter un matériau très « littéraire » (voix-off, narration très écrite, vocabulaire à la limite de la préciosité…) au « Réel », de l’inscrire dans son époque (on voit souvent les habitants du quartier regarder la caméra).

Cette dualité entre une inscription rossellinienne dans la réalité de l’époque et un matériau littéraire, on la retrouve dans La carrière de Suzanne où l’imparfait du subjonctif épouse tout naturellement les « surboums » de HEC ! Aussi honorable soit-il, ce film m’a un peu moins convaincu et m’a paru un peu plus artificiel que le précédent (très loin, en somme, de ces chefs-d’œuvre que seront Ma nuit chez Maud ou Le genou de Claire). Peut-être est-ce parce que le narrateur Bertrand, jeune étudiant en pharmacie, m’a paru assez fade et que son point de vue ne supporte pas la comparaison avec la présence de son ami Guillaume, Don Juan de pacotille qui séduit la trop naïve Suzanne. J’aime à croire que ce personnage assez falot mais aussi assez magnétique a été inspiré à Rohmer par Paul Gégauff, l’écrivain et scénariste qui influença tant les jeunes gens de la « Nouvelle Vague » (Chabrol en particulier).

Son cynisme ne semble pas posséder de limites (« si j’avais bon goût, tu ne me plairais pas » dit-il élégamment à Suzanne qu’il vient de conquérir) et il n’hésite pas à profiter de la naïveté de la jeune femme pour vivre à ses crochets.

Face à lui, Bertrand semble un peu effacé et on peine à s’intéresser à ses atermoiements de cœur pour Sophie. Seule la fin qui révèle une autre facette de la personnalité de Suzanne est plus intéressante car se dessine là encore un des thèmes majeurs de Rohmer : cette obsession de montrer que derrière la « transparence » des images (la mise en scène tente de restituer au maximum la « robe sans couture » de la réalité chère à Bazin) se dissimulent énormément d’ « obstacles » (qui se nichent aussi bien dans le langage que dans les fausses interprétations du regard) qui font la complexité du « Réel ».

Ces deux contes moraux sont encore assez mineurs mais tout Rohmer est déjà là…

 

 

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