Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia (1974) de Sam Peckinpah avec Warren Oates

 

 

Lorsque nous nous sommes amusés, avec mon brillant voisin Vincent, à établir un classement des vingt meilleurs films américains des années 70 (voir ici), le nom de Sam Peckinpah est revenu assez souvent. De la même manière, nous avons évoqué à nouveau le cas de ce cinéaste à part à propos de Kill Bill et du maniérisme cinématographique en général. Ayant eu des problèmes d’ordinateur à ce moment là, je n’ai pas pu répondre à mon aimable correspondant et vais profiter de cette note pour le faire.

Peckinpah est-il un maniériste ? Vincent refusait d’accoler ce terme à « Bloody Sam » alors que je m’empressais de l’affubler de cette étiquette, peut-être un peu légèrement. Toujours est-il que cette appellation n’avait, de toute façon, pas de connotation péjorative pour moi : je trouve ce moment formaliste du cinéma de genre passionnant et je serais toujours le premier à défendre les maniéristes. Mais il est vrai que j’ai associé ce cinéaste au mouvement à cause de la horde sauvage (qui me semble relever du genre) alors qu’en fait, je connais très mal son œuvre (je n’avais, jusqu’à hier, vu que le somptueux Les chiens de paille et Guet-apens que je n’aime pas du tout !). 

 

 

La découverte de l’extraordinaire Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia m’a permis de comprendre les objections de Vincent et de relativiser mon affirmation. Effectivement, Peckinpah n’est pas, à proprement parler, un cinéaste formaliste. Par rapport à  Léone, sa mise en scène est beaucoup plus brutale, plus sèche. Et d’une certaine manière, il va beaucoup plus loin que les maniéristes. Comme eux, il part du constat que le cinéma de genre et sa mythologie sont morts (moment savoureux où un sicaire, à qui Benny demande son identité, prétend que son nom est « Bogart, Humphrey Bogart »). Mais au lieu de lui offrir un enterrement de première classe et d’utiliser les codes dudit genre comme élément formel et plastique, Peckinpah va s’empresser de l’achever et même de le profaner dans un accès de rage nihiliste assez étourdissant. Des héros de l’Ouest mythique, il ne restera plus qu’une armée de bandits et poivrots s’entretuant pour l’appât du gain. Mais n’anticipons pas…

 

 

Un riche propriétaire terrien mexicain est furieux et promet un million de pesos à qui lui ramènera la tête d’Alfredo Garcia, le méchant drôle qui a mis enceinte sa fille. Des aventuriers décident de sous-traiter et promettent à un pianiste raté, Benny (Warren Oates), une récompense (somme toute modeste comparée à celle qui les attend) s’il se charge de la besogne…

 

 

Dès la première séquence où des hommes n’hésitent pas à torturer la jeune fille enceinte sous les yeux de son père pour qu’elle avoue qui est le père de l’enfant, le ton est donné. Peckinpah dépeint un monde où ne règne que la violence et la cupidité. Fini le temps des héros conquérants : les hommes ne sont ici que des brutes avinées, des rapaces qui ne répugnent ni à tuer, ni à voler pour l’appât du gain. Quant aux femmes, ce sont soit des prostituées, soit de pauvres filles totalement sous le joug des hommes. D’une certaine manière, le cinéma de Peckinpah prolonge celui d’Anthony Mann (la fatigue du héros solitaire, la fin du mythe de l’Ouest) et ceux de Fuller et Aldrich (la lutte de l’individu pour sa propre survie) en exacerbant certains caractères comme la violence. On pense également (n’ayons pas peur de vous accabler sous les références !), par certains aspects, au beau thriller nihiliste de Mario Bava Les Chiens enragés. L’humanité, pour le cinéaste, se réduit à une horde (sauvage) de chiens s’entretuant pour un ridicule bout de bifteck. Cette vision de l’homme est d’une noirceur absolue et si je parlais de profanation, c’est que toute la mise en scène de Peckinpah consiste à faire d’une scène-clé la métaphore de son film en entier.

Comme cela est révélé très vite, je peux vous dire qu’en fait, Alfredo Garcia est déjà mort. Pour toucher la récompense, il suffira alors aux chasseurs de prime de déterrer le cadavre et d’emporter la tête comme trophée justificateur.

Toute la morale sociale édifiée par les pionniers est réduite ici en poussière et se résume à cette tête dans un sac qui empuantie l’habitacle de la voiture de Benny et attire des escadrons de mouches. Des mythes d’antan il ne reste plus que ces séquences macabres où des individus  profanent les tombes, ne respectent plus les morts. Le cadavre du western se résume désormais à cette image triviale d’une tête en décomposition qui attire des individus crasseux comme les mouches. C’est assez sidérant.

 

 

Un des nombreux intérêts du film, c’est qu’il n’est jamais gratuit et que Peckinpah s’est toujours interrogé sur la violence en étant un parfait témoin de ses « mutations ». Ce qui impressionnait dans Les chiens de paille, c’est la manière dont une nation qui s’était bâtie sur la violence n’était plus désormais capable de réguler une violence s’invitant au cœur même de la sphère domestique.  L’image de ce petit couple réfugié dans sa maison et subissant les assauts d’affreux violeurs venus de l’extérieur est resté dans toutes les mémoires. Dans Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia, le cinéaste analyse avec acuité la manière dont les bandits en col blanc « instrumentalisent » la violence et en tirent le plus grand profit. Benny n’est qu’un exécutant au service de contremaîtres prêts à toutes les bassesses pour s’enrichir. Le monde vu par Peckinpah n’est qu’un immense bordel où règne une corruption sans limite, où ceux qui détiennent le pouvoir envoient au casse-pipe quelques poivrots et s’enrichissent sur le dos de ces cadavres.

 

 

Sans raconter la fin, nous assisterons à une prise de conscience de Benny (qui se rend compte qu’il y  a eu beaucoup trop de morts pour rien) et une tentative de rébellion forcément vouée à l’échec. Le dernier plan montre tout simplement un canon de revolver qui tire dans la direction du spectateur. Le message est clair : il n’y a plus rien à espérer de ce monde.

 Plus RIEN !

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